mercredi 13 avril 2016

NOS FIANÇAILLES


"J'ai commencé à faire de moi un être littéraire, c'est-à-dire quelqu'un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites." (Annie Ernaux).

Nathalie et moi,  nous nous sommes fiancés dimanche dernier. Très belle cérémonie à Sainte-Marie, organisée avec le concours de presque tous les amis locaux. Des photos suivront peut-être. Mes amis Facebook n'auraient pas compris que je ne le leur signale pas. Ils pourraient me reprocher tout autant de ne pas leur avoir adressé un faire-part. Pourquoi publie-t-on certaines choses et d'autres pas ? Je n'aime pas raconter ma vie. Ou plus exactement, je n'aime la raconter que dans la mesure où elle est littéraire, où mon autofiction devient microsociologie, où mon action devient verbe, où ma mémoire devient le miroir de mon âme et où le "moi" que je porte en bandoulière se dissout dans ma mémoire, se dissout dans ce miroir de mon âme, loin de tout narcissisme.

Je n'ai pas aimé, au cours du repas qui a suivi nos fiançailles, que ma mère monopolise la parole. J'y ai vu, en plus d'une indélicatesse,  une contagion narcissique intolérable. – Je parle de ma mère à l'occasion de mes fiançailles, c'est ma névrose -. J'ai cru pouvoir me dire – j'en ai d'ailleurs échangé hier soir avec Éric Guera au sortir de la soirée de conte autobiographique qu'a donnéeCahina Bari (voir ici : http://www.oralsace.net/-Annuaire-pros- ) – qu'on ne devrait avoir le droit de parler de soi qu'à condition d'écouter les autres. Éric offrait un terrain favorable à ce genre de considérations, lui qui ne croit pas que la société soit naturellement hiérarchisée. Nous opinions à contre-emploi puisqu'il est professeur de profession, et que je me crois un tempérament d'anarchiste.

Certes, ma mère n'écoute pas les autres, mais elle sait les regarder, c'est ce que m'a fait remarquer Nathalie. Elle m'a dit qu'elle avait été la seule à remarquer qu'elle risquait d'attraper une insolation avec ce premier soleil d'été qui tapait sur la terrasse sans parasol où nous déjeunions avec nos amis pour fêter nos fiançailles.

René Girard raconte que Freud était positivement fasciné par les narcissiques intégraux, alors qu'il n'avait de cesse d'en hâter la sublimation par ses cures et qu'il considérait les narcissiques à peu près comme des entraves à la civilisation. Je me suis pour ma part étonné d'autre chose. Simone de beauvoir, dont je ne dirai jamais assez combien les trois tomes de ses mémoires sont à la fois un chef d'œuvre d'objectivité et frisent la mystique quand "la jeune fille rangée" décrit la perfection à laquelle elle aspirait à la manière d'une sainte Thérèse d'Avila, a été, comme chacun  sait, la compagne de Jean-Paul Sartre, que mon année de philosophie en terminale m'a fait interpréter sans doute abusivement comme un philosophe solipsiste, qui nous enseigne à "craindre le regard d'autrui" puisque "l'enfer, c'est les autres" (à quoi Gabriel Marcel lui répond dans un paradoxe un peu bête que "le paradis, c'est les autres). – Le Paradis célébrait et participait à nos fiançailles -. Or les mémoires de Simone de Beauvoir offrent le portrait le moins narcissique qu'il m'ait été donné de lire des rencontres humaines, dont elle puise le suc pour l'offrir à ses lecteurs. D'où cette question que je me suis posée en les lisant : comment la compagne d'un prétendu solipsiste, qui devrait être une championne de l'indifférence à autrui, sait-elle à ce point regarder ? Y a-t-il une corrélation inverse entre le narcissisme et l'acuité du regard qu'on porte sur autrui ? Paradoxe d'autant plus puissant s'il était confirmé, que Narcisse est devenu narcissique en tombant amoureux de sa propre image, pas même de "la grande image" de l'amour dont parle Jacques Luzseyran dans un de ses livres.

Je prétends simultanément qu'il faut sortir de la littérature et que je suis un être littéraire. Je confirme ma première proposition par la persuasion qui est la mienne que la littérature n'a plus d'importance, non pas parce que les gens ne sauraient plus lire, mais parce que la littérature s'est trop masturbée. Et d'autre part je suis un être littéraire parce qu'il n'y a rien qui m'intéresse autant que la littérature. Bien que la passion de l'orgue commence à l'emporter chez moi sur ma passion littéraire, je ne suis musicien qu'en second lieu et rôle et par extension de mon être littéraire, qui commence d'ailleurs à faire le deuil de l'écriture, j'écris avec trop d'emphase pour passer à la postérité...

Contrairement à mon ami Alain, qui jouait de l'orgue à nos fiançailles, au commencement pour moi n'est pas la musique. Alain est musicien parce qu'il est à la fois trop timide, trop oblatif, trop introverti et pas assez extraverti pour ne pas se donner à quelque chose de sacré qui le sublime. Qu'en ai-je besoin, moi qui me crois tellement sublime que je prends mon âme pour une rétractation du "moi" qui la réfléchit et que, prenant mon cas pour une généralité, j'ose supposer que tout homme naît mégalomane, ce qui est contredit tous les jours par tant de boddhi satva comme Nathalie. – A la fin de nos fiançailles, j'ai répondu à la déclaration d'amour de Nathalie en disant qu'elle était la personne la plus proche de la sainteté que je connaisse, car elle avait répondu au malheur par la bonté -.

Un mot suffit à résumer mon allégeance à la littérature. Pécheur en dieu comme le dit sainte Thérèse d'Avila dans la dernière demeure du château intérieur, je suis un être masturbatoire. Je le suis comme la littérature. Je me suis tellement masturbé que ça m'a rendu aveugle et sourd, contrairement à ma mère narcissique qui sait regarder.

D'où fin de cette note. Quels ont été mes points de contact avec Annie Ernaud ? Comment l'ai-je découverte ? Ceci peut être la chute de cette note puisqu'Annie ernaud étant un "être littéraire", c'est, comme moi, une personne sans importance, quoiqu'elle se gonfle d'importance, comme moi toujours. Le fort est rarement celui que l'on croit. Nous aimons les auteurs et nous donnons aux témoins l'autorité de leur récit. Or n'a réellement d'autorité que ce qui est raconté. N'ont d'autorité que les modèles d'humanité. Entre Nathalie et moi, je suis le plus autoritaire et la plus forte personnalité, mais elle est la plus forte. Elle est tout à l'intérieur et moi, je manque d'intériorité. J'en parle d'autant que j'en manque.

Comment donc ai-je rencontré Annie Ernaud ? En deux temps significatifs. Je l'avais certes entendue présenter les annÉes sur "France culture", mais je n'y avais pas prêté attention. Ce livre me paraissait accroître la bibliothèque des ouvrages insignifiants écrits par des auteurs narcissiques. Et puis, premier impact de ce jugement hâtif, je tombe sur elle à l'écrit du CAPES. Je dois déduire son projet littéraire d'une de ses citations, c'est le sujet de dissertation. Je disserte et j'ai 18. L'année suivante, nos formateurs en licence pro d'écrivain public nous incitent à la lire. Je lis les annÉes et je tombe sous le charme. Pas sous le charme d'une écriture somptueuse. Ni somptueuse, ni blanche, pas vraiment significative en effet. Seulement Annie Ernaud a su brosser la succession des générations qu'elle a vu s'écouler au cours de sa vie. Je crois qu'une génération équivaut à dix ans, même si on ne conçoit pas à dix ans…

Annie ernaud a réussi à sortir de la littérature puisque, quoique n'écrivant pas particulièrement bien, elle incarne les générations et sa génération de "fille de 58" né en 42, comme il y a "des filles de 1973" aux dires de Vincent Delerme. Ou encore, Annie ernaud a trouvé son "point de fuite" : un point de contact avec la réalité dont elle n'a pas fait un levier pour soulever le monde et le prendre sur elle. Mondaine, simplement mondaine comme nous le sommes tous à la surface, ele a assumé le monde en se fuyant. Y a-t-il moyen d'échapper à la fuite de soi ? Même la lucidité est une autre fuite de soi. Je porte en moi une aspiration à me fuir ou à m'éclater et une autre, encore plus forte, à me convertir. Pourquoi "mon heure n'est-elle pas encore venue" ?