jeudi 26 janvier 2017

La pensée comme une phrase

(Extrait du roman d'un phraseur, partie V) Je pensais parler de la pensée, mais je dois passer à l’action. Je suis l’homme de triades. Pensée, parole, action, voilà une triade faite pour moi. Et s’il m’était possible de dire ce qui précède ! L’existence précède l’essence, la substance est dans le nom, l’action est dans le verbe. Je n’ai jamais su passer à l’action. J’ai forgé de la pensée une définition formidable, un jour que je répondais à un ami qui m’écrivait d’abord par désoeuvrement, avant de s’apercevoir, nous avoua-t-il entre deux vins (et nous aimions lui servir à boire) que, toute sa vie, il avait cherché à écrire, et qu’écrire l’avait aidé à vivre. Francis m’avait dit que je l’avais ressuccité d’entre les morts. Et quand je suis parti, avec ma fiancée sous le bras, il en a eu assez de vivre et il est tombé sous le métro. Avant cela, il avait subi un incendie, un jour que nous avions échangé des propos incendiaires à propos du rôle du feu dans l’evangile de Saint-Jean. J’avais forgé une définition formidable de la pensée dans une lettre que je voulais lui envoyer, mais qui demeure à jamais « IGNOREE DU DESTINATAIRE » selon le titre d’un livre d’André suarès dont il m’avait fait la recension, en regard duquel il voulait intituler ses lettres : « connues du récipiendaire », bien qu’il eût trouvé un bien meilleur titre en envisageant « Epaules de Saint-Pitre », mais il avait le chic dese rabattre sur les mauvais titres. Un jour il nous avait envoyé un petit déjeuner sur la lune, mais il ne tarissait pas d’éloges pour un de ses poèmes qui commençait ainsi : « M. Flaubert/A fait pipi par terre », où flaubert était un chien. Ici, il s’était arrêté à l’évidence qu’une lettre qui arrivait à destination et qui avait quelque chance d’être lue par son destinataire en était connue, ce qui n’avait pour lui aucun caractère d’évidence, car il n’avait pas été reconnu, et se croyait le fruit d’un inceste dont sa mère avait accusé son grand-père et pour lequel le bonhomme avait été jeté en prison dans un village de bretagne, ce qui m’avait été confirmé par un témoin oculaire de cette histoire, un jour qu’il la narrait en parlant très fort sur le coin d’un mastroquet dont la patronne était sa payse et ne s’attendait pas à ce qu’il la raconte en s’en presque vantant. Il savait tout raconter et adorait s’immiscer dans les conversations. Un jour, quand nous entrâmes dans le bistrot où nous écumions des journées entières, il mima si bien Mahler qu’une stupeur s’empara des clients, car ils croyaient que Mahler était revenu. Flaubert mimait Mahler. M. Mahler a jeté sa bière par mégarde derrière le bar tandis qu’il pissait au bas du zinc. « C’est une vraie chiasse, ce blog », m’avait-on jeté en commentaire la dernière fois que je jetai mon dévolu sur ce roman d’un phraseur. La scatologie est l’escathologie du chant du signe. Le lendemain de l’incendie chezFrancis, quand je finis par accepter d’en recueillir les cendres en l’allant voir à l’hôtel où la mairie l’avait logé, nous finîmes par prendre le métro, et M. Mahler me parla de Malraux comme s’il avait écri L’espoir. Pourtant il ne supportait pas qu’on le sommât de donner un coup de pied dans la mer, cette mer dont il estimait que les lettres qu’il m’envoyait étaient des bouteilles qu’il y jetait, cette mer où il nous conseillait de faire des galipettes, Nathalie et moi, comme nous lui envoyions une carte postale du Guilvinec ou de l’île de Sein. Je ne goûtai pas immédiatement les immictions de Malraux dans ma boîte aux lettres. Aussi envoyai-je bouler par jalousie ses recensions d’auteurs dont il ne savait que dire qu’ils avaient encore tant de choses à nous dire, après m’être pris la tête, en lui envoyant une dérouillée sur la pensée où je croyais avoir trouvé l’atome universel, pour avoir ainsi formulé ma définition : « La pensée humaine est la rencontre électriquement organisée entre deux infinitésimaux universels présents dans notre cerveau. » Plus tard on me fit savoir que cette définition était soit vaine, soit statique. Je ne sais plus si on prétendit m’imposer silence sur ce que la pensée serait comme le temps, indécidable à la différence d’une phrase, dont j’ai toujours tenu que la poésie cherchait à retrouver la scansion, indépendamment de toute rythmique. La littérature ne m’a jamais intéressé qu’en tant que pensée. Si j’étais passé à l’action et m’étais, par exemple, décidé à vaincre mon « à quoi bonisme » en enseignant, je me serais consolé de faire œuvre inutile en me disant que j’apprenais aux enfants à penser. Il faut lire pour penser et non pas penser pour lire. La pensée est l’envers de la mastication selon Molière. Je n’ai jamais cru que la littérature fût en quoi que ce soit indispensable à la vie. Il faut penser pour vivre et écrire pour penser. L’esthétique est un horizon différent. On peut s’affranchir du beau beaucoup plus aisément que du vrai, et je fus long à me laisser convaincre que je devais lire autant qu’écrire. Pourtant j’ai toujours écrit pour être lu. Si mes « éventuels lecteurs », pour parler comme mon ami de plume de la bouteille à la mer, avaient raisonné comme moi, je ne serais pas beaucoup lu. Et justement je ne le suis pas. Pourtant je n’ai jamais pratiqué une écriture inadressée. Si je suis peu lu, ce n’est pas que je conchie la composition, mais je ne crois pas en la littérature. Je crois qu’on peut faire le départ d’une pensée. Je crois que la pensée est un espace mental qui diffère en ceci du temps qu’elle n’est pas fluide et que le présent ne fuit pas celui qui voudrait l’arrêter. Je crois que la pensée est une phrase. Et je ne crois pas en la littérature. Dans mon jeune temps, il m’aurait plu d’être littéraire, mais c’est une pose qui m’a passé. La littérature est une adolescence. J’aime avoir été cet enfant qui ne voulait pas lire et préférait écrire, et être devenu cet adulte qui aime à penser, d’autant que la pensée est une phrase. Je préfère les phrases qui commencent par « je crois que » à celles qui commencent par « je pense que ». La littérature est une adolescence, car elle exprime un chagrin. Le chagrin est sans réciproque. J’ai été un enfant plein de chagrin, et je n’ai écrit en ayant pitié que de moi-même. Plus tard, je suis devenu plus impitoyable encore, mais j’ai compris qu’il ne fallait pas exprimer son chagrin. J’ai admis mon insensibilité. J’ai compris que seul comptait de réfléchir. Un pronom réfléchi a quelque chance d’être réciproque, et les relations humaines sont en recherche constante de réciprocité. Ce n’est pas parce que la réciprocité est inatteignable que sa recherche n’est pas légitime. Il ne faut céder à aucun chantage ni à aucune culpabilisation, ce qui ne dédouane pas d’être un roc d’insensibilité à mesure qu’on pleure moins et qu’on pense davantage. On n’a pitié des autres que par transfert de pitié de soi. On est un roc d’insensibilité. La pitié naturelle est ce qu’il y a de plus narcissique en nous. Je veux bien que la compassion soit différente, et qu’elle exige un effort moins naturel. Mais je ne sais pas faire le départ entre la pitié et la compassion. J’ai eu moins de pitié de l’incendie survenue chez mon ami dont je suis allé ramasser les cendres dans un hôtel où il est devenu Malraux, ou bien j’ai eu moins pitié de sa mort survenue à cause de mon abandon de Paris, que je ne me suis réjoui qu’il m’ait fait ce cadeau de prétendre que je l’avais ressuscité d’entre les morts. Je ne sais combien de fois, ma mère m’a juré que je causerais sa mort. Eh bien je crois que sa mort, même si je la causais, finira par me causer moins de chagrin que ne me cause d’indignation qu’elle ait pu me faire porter la responsabilité anticipée de sa mort. Grandir, c’est peut-être avoir plus de haine que de chagrin. La haine vient à mesure qu’on réfléchit pour apprendre la réciprocité et qu’on pleure moins sur soi. Car on ne pleure que sur soi. Comment les mystiques peuvent-ils parler de don des larmes ? Ce don serait-il communiqué par cet Esprit qui apprend à notre esprit, porté à la pitié, ce qu’est la compassion ? Alors qu’il y a moyen de faire le départ entre deux pensées, peut-on faire le départ entre l’Esprit et la compassion ? Comment je suis venu à l’orgue est très émouvant. Il y a plusieurs péripéties, mais la plus belle est ce jour où les bénédictines de Jouarre m’ont appelé et m’ont intimé de venir, car leur sœur organiste était allée soigner sa mère et avait en réalité décidé de se carapater. Je ne m’y suis guère rendu que deux fois. La première fois, les routards envahissaient la gare de l’Est à 5h du matin. La seconde fois, j’avais inondé ma chambre, et les sœurs ont dû, tout bien pesé, penser que je leur rendais moins service que je ne causais de dégât dans leur hôtellerie. Mais en cette seconde occurrence, je fis la connaissance de Gustave Martelet, dont je jouais la messe des rameaux et qui donnait, l’après-midi venu, une conférence dont le thème était : « Si Christ n’est pas ressuscité, vide est notre foi ». Si mon verbe est seulement au service de la Croix ou de mon chagrin, vaine est ma littérature. Si je n’ai pas ressuscité Malraux d’entre les morts, vaine est ma vie. Et plus vaine est la mort de Malraux, s’il meurt après que je l’ai ressuscité, que la résurrection qu’il aura reçue de moi, ou de Christ Qui l’aura ressuscité à travers moi. Plus vaine est la mort de Malraux ou mon chagrin d’écrivain que la pensée à travers laquelle, par-delà le verbe, il m’est possible de lui octroyer la résurrection. N’importe pour le moment que la Pensée soit le Père, que la Parole soit le Fils, et que la parole précède la pensée, ou que le Fils précède le Père, ce qui obéit à une logique de désaffiliation beaucoup plus saine que l’idée hébraÏque que le Fils est la cible du Père et doit aller dans la direction que le Père a fléchée. Peut-être que la vie a fléché notre direction, mais c’est à la pensée de déterminer notre vie, comme si elle nous précédait et n’était pas notre père, j’avais fait trop de ddégâts dans la chambre. Après la conférence et que j’eus fait trop de dégâts dans la chambre en l’inondant comme on cause un sinistre, la sœur me ramène à la gare. Le Père Martelet revenait à pieds. J’ignorais que nous nous retrouverions dans le train. J’ai toujours été très mondain. Nous avons beaucoupparlé. Il était accompagné d’une artiste peintre, comme était ma mère. Je lui ai dit de moins insister sur la grandeur de l’homme. La femme peintre acquiesça. Il me dit de ne jamais prendre de cours d’orgue, car j’allais gâter mon don. Et il me conseilla de lire son livre : « Evolution et Création », il était un disciple de Teilhard qu’il n’avait jamais rencontré. Ce livre résumait toute la philosophie issue de l’évolution. Les thèses de Feuerbach me séduisaient surtout. Gustave Martelet butait sur la transcendance de l’esprit, qui cessait selon lui si la mort l’araisonnait. Et la mort l’araisonnait si l’esprit était situé quelque part, dans un espace précis, était localisé dans le cerveau, comme ma définition de la pensée humaine posait que tous les atomes spirituels y séjournaient potentiellement. Si l’esprit avait une localisation cérébrale, la mort devenait transcendante à l’esprit. Si l’esprit devenait réductible à une phrase, la mort y mettrait le point final. Et vide serait l’effort de vie que nous aurions mis à situer le verbe dans l’action. Cela n’a lieu que si nous confondons l’esprit avec l’Esprit, le chagrin et la pitié, la pitié et la compassion, la littérature et la pensée. La pensée fixe l’esprit dans l’espace, l’Esprit le recueille dans le temps. La philosophie est spatiale, la littérature est temporelle. La mémoire est la matière de la littérature, l’esprit spatialisé est la matière de la pensée. Or l’esprit spatialisé en pensée est volonté. La volonté est surhumaine. La volonté passe l’homme. La volonté n’est pas dans la puissance humaine. La volonté est potentielle. La volonté ne contient que des atomes spirituels. La pensée comme la phrase n’est qu’un agencement de ces atomes. Seul Dieu a une Volonté et est capable d’écrire une phrase qui soit un acte et non un attribut. Nous nous abusons en croyant poser des actes littéraires. La mort n’est pasplus transcendante à l’esprit que la pensée. Teilhard dit quelque part, dans CE QUE JE CROIS, me semble-t-il, que Dieu a laissé la nature à la discrétion de ses lois qu’elle s’est données par liberté, et n’agit que sous ces lois, en les subvertissant par Grâce. La Grâce est un jaillissement qui subvertit. La Grâce ne se superpose pas à la nature, elle agit par en-dessous. Les lois de la nature sont un peu comme la manière dont les atomes spirituels se rencontrent dans notre pensée. Nous sommes incapables de fixer ces lois qui proviennent de notre liberté, et que Dieu convertit en littérature, ne les retournant pas dans le puits sans fond de notre impuissant chagrin, mais dans ce don des larmes qui n’est peut-être que nostalgie de la volonté. L’homme est incapable de volonté, donc d’action, donc de bien. Il est incapable de passer à l’acte. Il fait aussi bien de noircir son tableau en pensant que son élan vital vaut mieux que la vie qu’ilpeut redonner. J’ai été incapable de donner une définition satisfaisante de la pensée humaine. Dans la mesure où je suis incapable de transformer une phrase en acte, je ne peux pas attribuer correctement la pensée à quelque rencontre. Je ne peux m’attribuer ni mérite ni démérite. L’art est une Grâce dont le travail gâte le don. Toute volonté de travail n’est que la nostalgie d’une potentielle inspiration. Nous ne sommes que des personnes potentielles, des monstres prometteurs. Je suis moins prométhéen qu’il n’y paraît. Je ne désespère pas de moi.

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